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22 novembre 2007

Lynch

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Absurdité du langage et langage de l'absurde (2/4)

II

Comme je l'ai dit précédemment, la seconde critique avait déjà été envisagée par David Lynch dès son premier film : The Alphabet. Mais elle nous semble de loin bien moins intéressante en ce qu'elle se contente de critiquer le langage dans le sens négatif d'une simple destruction. Dans Twin Peaks - Fire Walk With Me, nous assistions à une déconstruction du langage, par une étude des fonctions des codes (et surtout du surcode : l'argot FBI), de la quantité d'information apportée par le message et de la communication par personne interposée, avec ses échecs, ses bruits et l'inutilité même de cette dernière. Avec The Alphabet, nous ne retenons qu'un acte cinématographique critique : on y dénonce l'abritraire du langage mais surtout : la tyrannie qui en découle. L'originalité de Lynch ne vient donc pas à proprement parler de sa dénonciation de l'arbitraire du langage mais surtout, comme nous allons le voir plus bas, de sa définition actuelle de la liberté. [1]

Feuerbach et Ionesco (et bien d'autres à la suite du premier, d'ailleurs) nous disent que le mot n'est pas la chose ; c'est le constat de Lynch dans Twin Peaks. Lynch va plus loin que ce simple constat, nous l'avons vu. Le premier Lynch, celui de The Alphabet, ne dépasse pas Stirner, il répète (tombant lui-même dans cette redondance qu'il pointe du doigt dans Twin Peaks) :

Non plus qu'en d'autres sphères, on ne laisse en pédagogie la liberté percer : on exige la soumission. On ne recherche qu'un dressage aux formes et palpable, et de la ménagerie des humanistes ne ressortent que des lettres, de celles des réalistes que des "citoyens bons à quelque chose" ; les uns et les autres ne sont pourtant que des êtres assujettis. Notre bon fond d'indiscipline est étouffé avec violence et, avec lui, le développement du savoir vers le libre vouloir. [2]

Chris Rodley : - On sent clairement dans le film (The Alphabet) qu'apprendre est une expérience très déplaisante.
David Lynch : - C'est une menace, c'est une chose qu'on vous impose. C'est nécessaire, mais ce n'est pas agréable. J'ai été frappé par le fait qu'apprendre, au lieu d'être un processus heureux, se résume le plus souvent à un cauchemar, ça donne des rêves aux gens - de mauvais rêves. The Alphabet est un petit cauchemar sur la peur liée à l'acquisition du savoir. [3]

De la confrontation de ces deux extraits de textes, nous pouvons tirer une chose qui les mette en rapport : c'est cette idée de violence exercée sur l'enfant. C'est déjà une chose, mais le lien est très arbitraire si nous ne tenons pas compte d'une remarque fort intéressante de Michel Chion lorsqu'il décrit une scène du film : "Un joyeux arbitraire créateur semble régner dans l'apparition des lettres". [4]

Nous retrouvons ainsi la seconde partie de la réplique de Stirner : l'arbitraire créateur, qui est celui du vouloir. Lynch oppose ainsi deux logiques, dont l'une pénètre l'autre, désorganise l'autre non sans une certaine difficulté. C'est l'alphabet, cette suite ordonnée arbitrairement par une certaine Tradition, mise en désordre par le principe anarchiste de la création spontanée. Deux arbitraires s'opposent : l'arbitraire nécessaire - nous dit Lynch - de l'apprentissage des lettres et l'arbitraire libre de l'artiste qui doit former une matière à disposition. Ce qui était rigide, comme l'alphabet, s'effondre... non sans résistance : le corps souffre de la naissance de ces lettres, du fluide on passe au visqueux. Il ne s'agit pas d'un feu d'artifices qui détruirait joyeusement le signe en éparpillant les composantes, mais d'un flux d'images rendu visqueux sous le poids d'une nécessité arbitraire. Ici, nous voyons apparaître une nouvelle manière de contrecarrer le nihilisme, non plus de manière générale, comme explicité dans le chapitre précédent, par absorption de l'absurde dans l'acceptation pro-active du paradoxe, mais dans l'affirmation de soi proposée par l'insolence : l'insolence primordiale du langage (qui s'appuie sur une nécessité relative qu'elle érige alors en nécessité absolue) est insolemment dénoncée par l'arbitraire anarchique du cinéaste. Avec The Alphabet, nous assistons au mouvement de l'insolence, j'entends par là une lutte engagée et qui ne trouve pas encore de résolution. Ce qui est l'essence même de l'insolence et de la liberté qui en est la condition : ne se reposer pas sur ses lauriers, mais combattre en permanence ; la victoire importe peu, la liberté une fois définie de manière non-bourgeoise [5] comme processus d'affirmation de soi par opposition à ce qui n'est pas soi.

L'intérêt de The Alphabet, dans son rapport à Stirner, est de définir cinématographiquement la liberté comme mouvement dont le moteur est l'insolence, là où le philosophe anarchiste se contentait, platement, d'un concept donné intuitivement, c'est-à-dire figé. Kant voit la liberté comme arrachement à la causalité naturelle et Fichte comme résultante de deux forces dont l'une contraint l'autre. [6] Sartre dit qu'on est n'est libre que s'il y a une force contre laquelle s'insurger, sans quoi cette liberté serait médiocre liberté d'indifférence.

Dans ce sens, nous pourrons dire que "The Alphabet" soutient la thèse schizo-analytique de Deleuze et Guattari : "Il n'y a que des résistances, et puis des machines, des machines désirantes". [7] L'ordre alphabétique comme résistance que détruit, car telle est la tâche de la schizo-analyse [8], le désir arbitraire de l'insolent. Nous avions déjà vu, précédemment, que Eraserhead se faisait présentation du monde absurde en jetant le spectateur en icelui. De même The Alphabet est, non pas une représentation de la liberté mais un acte de liberté. Lynch ignore le sens de représentation au profit d'un mouvement productif qui défait les liens (l'ordre alphabétique) et construit dans un joyeux arbitraire créateur. L'alphabet trouve une percée anarchique dans le mouvement libre de l'artiste rêveur destructeur : c'est un flux parcourant une zone avec son ordre et ses limites. The Alphabet est un cauchemar, sans doute, mais un rêve avant tout, et bien avant tout cela, encore, l'expression de l'inconscient, d'un inconscient productif et destructif : court-métrage de cinq minutes, The Alphabet ne vaut pas pour une histoire, avec son début et sa fin. Ce qui importe à Lynch, ce serait plutôt le processus libre ; ainsi le film est-il encore une fois schizo-analytique : "Accomplire le processus, non pas l'arrêter, non pas le faire tourner à vide, non pas lui donner un but". [9]




[1] Le très beau documentaire de Gorin, Poto et Cabengo, réussit mieux et plus intelligemment que The Alphabet dans sa critique comme déconstruction du langage.
[2] Max Stirner, "Le faux principe de notre éducation", in L'Unique et sa Propriété et autres écrits, op. cit., p. 39
[3] Chris Rodley, David Lynch, op. cit. p. 31
[4] Michel Chion, David Lynch, Paris, Cahiers du Cinéma (coll. Auteurs), 1992, p. 22
[5] Le bourgeois, c'est l'homme libre de la liberté mesquine, de la liberté d'indifférence : c'est celui qui a une chaise pour s'asseoir, l'homme qui se contente d'une situation. Cf. Victor Hugo, Les Misérables, T. II, op. cit., 1995, p. 132
[6] Kant, par exemple, dit de la liberté qu'elle est le "pouvoir de commencer de soi-même une série d'événements, de telle sorte qu'en elle-même rien ne commence..." dans Critique..., op. cit. p. 489. Elle est un commencement absolu, la capacité de s'arracher à la causalité naturelle.
[7] Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit. p. 375
[8] "Détruire, détruire : la tâche de la schizo-analyse passe par la destruction, tout un nettoyage, tout un curetage de l'inconscient." Ibid. p. 371 Deleuze et Guattari reprochent à Freud et toute la psychanalyse d'avoir, tout en ayant découvert le primat du désir, fait de l'inconscient une plaque sensible, donc passive, de le faire retomber dans la logique de la représentation, au lieu d'y voir un moteur d'action, entraînant la production : "... la schizo-analyse doit se livrer de toutes ses forces aux destructions nécessaires. Détruire croyances et représentations, scènes de théâtres", ibid. p. 374.
[9] Ibid. p. 458

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# Posté le jeudi 22 novembre 2007 14:23

Modifié le jeudi 22 novembre 2007 15:18

Absurdité du langage et langage de l'absurde (1/4)

I

Je vais envisager dans ce chapitres trois points de vue critiques du langage proposés par Lynch.
Lynch remarque trois choses à propos de la langue : d'une part, elle est absurde (critique ironique dont nous avons un très bel exemple dans le film Twin Peaks - Fire Walk With Me) ; deuxièmement, que le langage est un moyen d'éduquer la jeunesse dans le sens d'une corruption de l'imagination (chronologiquement, c'est la première critique, politique, que fait le réalisateur) ; et troisièmement, qu'il y a opposition practico-métaphysique entre la parole et la langue (les mots ne sont pas la parole), rejoignant par là, explicitement, Feuerbach et, implicitement, Max Stirner. Ainsi Lynch va-t-il opposer la parole, marque de l'unicité du sujet, à la langue trop entachée de généralité, impersonnelle et superficielle.

Le langage est absurde, parce qu'il garde en lui une déchirure. Les mots, en effet, ont une puissance absurde de décalage au sein de la réalité. Ainsi l'arbitraire est-il le seul lien, relativement nécessaire, qui puisse unir un mot, un signifiant à la chose que ce dernier désigne. Le langage est à la fois nécessaire et arbitraire, donc non-nécessaire : il est fondamentalement nécessaire et formellement arbitraire. Le décalage se manifeste avant tout dans la nécessité sociale du langage et dans son arbitraire métaphysique : il n'y a pas de raison pour que le mot "table" renvoie à la chose "table" - en italie, on dit "tavola", en néerlandais "tafel" etc. Et l'absurde est d'autant plus grand qu'une même orthographe appelle arbitrairement deux prononciations différentes : le mot "table" français n'est pas phonétiquement le mot "table" anglais. Etc. Il y a pourtant une nécessité sociale, vitale à ce que tous les membres d'une communauté désignent une même chose par un même nom. Néanmoins, cette nécessité est relative : Victor Hugo, déjà, bien avant les linguistes, se livrait dans Les Misérables à une petite étude linguistique de l'argot et constatait que chaque domaine, chaque métier possédait sa langue propre : ainsi pouvait-il, avec beaucoup plus de talent et d'intelligence qu'un protohistorien de notre communauté, ironiser sur l'argot philosophique en donnant l'exemple de triplicité phénoménale qui ne trouvait d'équivalent dans aucun autre domaine scientifique ou professionnel. [1] Montrant qu'au sein d'un même idiome l'unité peut être brisée. Ainsi peut-on se distinguer linguistiquement aussi bien pour le prestige que pour échapper à la vigilance de la police. Les argots sont des moyens d'insurrection.

Il n'en reste pas moins vrai que l'homme est soumis à sa langue : comme le dit Feuerbach, le langage est un instrument qui permet de représenter l'unité de l'espèce ; il met en rapport le Je et le Tu, rendant impossible un total isolement individuel. [2] Les mots mentent [3], sûrement... mais il est beaucoup plus facile de renverser le roi que le langage. Bien plus simple de couper la tête aux tyrans que de retrancher les "s" en faveur de l'accent circonflexe. Une révolution des codes linguistiques a été opérée après une révolution politique (1789) : mais Thermidor est vite redevenu juillet ou août, et malgré certains hauts et bas, la France est toujours une république. La révolution manque du côté linguistique, parce que la langue est essentiellement évolutive [4] ; elle réussit du côté politique, avec la violence des saccades qui la caractérise. [5]

Lynch se préoccupe beaucoup de ces questions-là... notamment dès les premières minutes de Twin Peaks - Fire Walk With Me. Lynch y traite de la redondance, de l'inutilité même du code et de l'argot et, enfin, du symbolisme sans référence. Tout d'abord, décoder c'est répéter (donc redondant) ; ensuite, coder l'information selon un argot secret est inutile (car ce que l'on sait, on le sait instinctivement) ; et finalement, les mots de toute manière ne renvoient à rien de précis (il est absurde de créer des formes lorsqu'on n'a pas de matière à former). On pourrait résumer la séquence que je vais analyser par ce constat de Wittgenstein : "le non-sens est le résultat d'une enquête sur le sens". [6]

La séquence qui établir ce constat se situe au début du film. L'agent du FBI, Chester Desmond (interprété par Chris Isaak) est convoqué par son supérieur, Gordon Cole (David Lynch, en personne). Gordon présente à Chester le médecin légiste, Sam Stanley (Kiefer Sutherland) avant aux deux agents un message codé, absurdement codé. Je représente fidèlement le message et son décodage :

Gordon Cole : - Elle s'appelle Lil (Lil accourt, marche sur place, tourne en rond, serre le poing gauche, cache la main droite dans sa poche, cligne des yeux et tire une mine renfrognée). Vous connaissez la soeur de ma mère : c'est sa fille. (Gordon lève la main au-dessus de sa tête mais devant son visage, écarte les doigts)

Plus tard, Sam Stanley et Chester Desmond roulent vers une ville de l'état de Washington, Deer Meadow, où une jeune femme vient d'être assassinée et sur la mort de laquelle ils sont chargés d'enquêter.

Stanley : - Dis, cette fille, c'était quelque chose. Qu'est-ce que tu y as compris ?
Desmond : - Tu as remarqué son air dégoûté ?
Stanely : - Qu'est-ce que ça veut dire ?
Desmond : - Ca veut dire qu'elle avait l'air dégoûté... (perplexité de Stanley) On va avoir des problèmes avec la flicaille du coin. Elle n'est pas très coopérative avec le FBI. Le clin d'oeil veut dire que ce sont des gradés. Autrement dit, le shérif et son adjoint. Tu as vu qu'elle avait une main dans la poche ? Ca veut dire qu'ils cachent quelque chose. Elle avait le poing fermé pour symboliser leur hostilité. Elle marchait sur place, ça veut dire qu'on va beaucoup cavaler. Gordon a dit que sa mère avait une soeur dont c'était la fille. Qu'est-ce qu'il manque dans cette phrase ? L'oncle. Pas l'oncle de Gordon, mais celui du Shérif qui est dans une prison fédérale. Il faut que je te pose une question : est-ce que tu as remarqué un détail ?
Stanley : - Sa robe avait été retouchée avec un fil de couleur... (...)
Desmond : - La retouche, c'est un code pour la drogue. Tu as vu ce qui était épinglé dessus ?
Stanley : - Oui, bizarre... une rose bleue.
Desmond : - Tout juste. Mais je ne peux pas t'expliquer ça.
Stanley : - Ah non ?
Desmond : - Non... t'attendras.

Je vais analyser maintenant ce dialogue selon les trois points de vue évoqués plus haut. La redondance peut être envisagée de deux manières : la redondance créée par le code secret ; la redondance dans le message de décodage. Le premier message décodé n'appellerait pas de nouveau lexique : la fille tire un air dégoûté parce qu'elle est dégoûtée. Tout au plus nous dit-on les causes de ce dégoût : les problèmes que l'on rencontrera avec la flicaille du coin. Il s'agit donc d'un code sans code : nous n'avons pas besoin du recours à l'argot pour exprimer cette idée. Cela aurait pu être dit avec des mots. La seconde redondance vient d'un échec ou refus de la communication : au cours du décodage, Desmond va poser à Stanley une série de questions sans lui laisser le temps de répondre (ex. Qu'est-ce qu'il manque dans cette phrase ? L'oncle.) Quand il voudra établir un véritable contact, Desmond devra user de redondance : la forme de la phrase renverra bien à une question ("Est-ce que tu as remarqué un détail ?") qu'il devra faire précéder d'une phrase annonçant la question ("Il faut que je te pose une question"). Une autre redondance dans le message codé apparaît dans l'air dégoûté que double, inutilement, le poing fermé, symbole de l'hostilité.

Second point. Le codage lui-même dévoile toute son inutilité. Dans la suite du film, nous serons pris dans un certain contexte. Le message codé n'a pratiquement qu'une seule fonction : celle d'introduire les deux agents dans le contexte dans lequel ils vont devoir travailler. Rien ne peut faire avancer l'enquête dans cette suite de pantominies. Les enquêteurs savent juste ce à quoi il faut s'attendre : le shérif et son adjoint sont hostiles au FBI... encore nous donne-t-on les raisons de cette non-coopération : l'oncle du shérif est dans une prison fédérale. Information complètement extérieure au but de l'investigation. Rien dans ce message ne peut les renseigner sur la mort proprement dite de la jeune femme (Teresa Banks). Deux points peuvent pourtant aider Stanley et Desmond : la rose bleue et la retouche. La retouche permet de dire qu'une sombre histoire de drogue se cache derrière ce dramatique événement. En même temps, coder cette information était parfaitement inutile, pour deux raisons : d'abord, parce que le meurtre n'aurait aucun rapport avec la drogue ; et ensuite, parce que la drogue n'est pas spécialement un élément secret, caché : effectivement, Desmond et Stanley s'arrêtent dans le café de Deer Meadow où Teresa Banks travaillait, et posent quelques questions à la patronne de la victime. Au cours de cet interrogatoire improvisé, la patronne ne cessera de répéter que Térésa se droguait, que la cocaïne devait sans doute avoir un lien avec le meurtre.... Même si cette toxicomanie avérée n'a rien à voir avec le meurtre proprement dit, on constate qu'une barmaid, pas spécialement très maligne, a su immédiatement que son employée n'était pas clean du côté nasal. Elle n'a pas eu recours à un code, la retouche, pour dire ce qu'elle savait instinctivement. La retouche était donc un code à la fois impertinent (puisque la drogue n'est qu'un élément annexe sans rapport avec le meurtre) et dont le degré d'information est proche de zéro.

Redondant ou inutile, le code va en outre laisser transparaître toute sa vacuité lorsqu'il s'agira de décoder deux autres signaux. Jusqu'alors, le code a été inutile car il se faisait passer pour code alors qu'il livrait une information de premier degré ou bien parce que l'information fournie n'a aucun but pratique par rapport à l'enquête, parce qu'elle est inadéquate. On connaît le contexte, sans doute ; on sait ce que personne n'ignore. [7] Mais aussi, l'information est vide parce que fausse, d'une part ; et sans référent, d'autre part. Il était prédit - et c'est la seule véritable prédiction du message - que Chester et Desmond cavaleraient. Que faut-il entendre par "cavaler" ? Courir ? Pourtant, la premier partie de Twin Peaks est plutôt statique. Quant aux problèmes d'hostilité avec les autorités de Deer Meadow, elles sont bien vite réglées par la fermeté de caractère de Chester Desmond. Imaginons, pour nous servir d'une analogie, de ce dialogue entre Desmond et le Shérif :
Desmond : - Je vous dis que si !
Le shérif : - Et moi, je vous dis que non !
Desmond : - Et moi, je vous dis que si !
Le shérif : - Bon, vous avez raison... [8]
L'hostilité du shérif est faible. Il n'y a pas vraiment de "cavale", tant métaphorique que littérale. La prédiction était donc fausse. L'autre vide est beaucoup plus comique et explicite. C'est l'histoire de la Rose Bleue qui n'est pas, comme semble le croire Michel Chions le nom de l'affaire, mais une certaine catégorie d'affaires. Desmond ne peut pas expliquer à Stanley ce que signifie la rose bleue... et ce dernier ne le saura jamais puisque Desmond disparaît sans avoir pu, comme il l'avait promis, révélé le sens de ce code. Et le spectateur reste finalement sur sa faim.... Et pourtant, il s'agit d'un signal... donc, ici, d'un signe sans référent [9], à l'image de l'échec de la communication que prévoyait tout ce long décodage, où le codage ne forme pas un triangle comme dans le décodage de tout argot : un air dégoûté est un air dégoûté. C'est le fin donc de l'histoire ! La triade (l'émetteur - Gordon Cole ; le décodeur - Chester Desmond ; le destinataire - Sam Stanley) peut se résorber en une dyade : Gordon et Sam se comprennent depuis le début de la communication. Chester, qui apparaît comme une sorte de bruit du canal, peut donc disparaître. Et ainsi est actualisée en image la formule de Deleuze et Guattari :

"Si décoder veut sans doute dire comprendre un code et le traduire, c'est plus encore le détruire en tant que code, lui assigner une fonction archaïque, folklorique ou résiduelle..." [10]



[1] Victor Hugo, Les Misérables, T. II, Paris, Folio Classique, 1995, p. 315
[2] Ludwig Feuerbach, Manifestes Philosophiques, op. cit. p. 22
[3] Eugène Ionesco, Le Solitaire, Paris, Folio, 1976, p. 120 : "Pourtant les mots mentaient..."
[4] Il n'est d'ailleurs pas étonnant que Deleuze et Guattari l'appellent le Grand Despote dans les deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie.
[5] Cf. également sur ce point, Clément Rosset, Le Réel. Traité de l'Idiotie, Paris, Minuit, 1977, pp. 81-106.
[6] Michel Meyer, De la problématologie, Paris, Le Livre de Poche (biblio-essais), 1994, p. 68
[7] Et ainsi pourrions-nous étudier cette critique à la lumière d'une remarque de Feuerbach sur les conditions de possibilité de toute communication : "Pour écrire, pour bien et sérieusement écrire, je dois mettre en doute qu'autrui sache ce que je sais, du moins le sache comme je le sais. Ce n'est que pour cela que je communique ma pensée". Ludwig Feuerbach, Manifestes Philosophiques, op. cit. p. 23. Ainsi que Michel Meyer, op. cit., p. 254
[8] Ce dialogue n'existe pas dans le film. C'est un exemple qui explique un peu la situation où se trouvent les deux agents du FBI. Des forces s'opposent, mais l'une est beaucoup plus forte que l'autre. Et le problème est résolu. Un peu comme si un protohistorien venait mettre en doute, avec ses arguments fallacieux et facilement repérables en tant qu'arguments fallacieux, les théories de l'évolution. Il ne réussirait à ne prouver rien du tout.
[9] S'agit-il d'un refus poétique du référent, qui donnerait l'avantage au référent mais au signe lui-même dans la mesure où le mot est expression musicale. Non pas le signe pour le signe, alors, mais le signe en tant qu'il est prononcé et organise de la sorte la parole. Cf. Souche-Dagues, op. cit., pp.183-184 et suiv.
[10] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie. L'Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972, p. 291.

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# Posté le dimanche 18 novembre 2007 14:42

Modifié le mercredi 21 novembre 2007 15:42

L'absurde rapporté à l'oeuvre de David Lynch (généralités) (2/2)

Pete Dayton a repris son boulot de mécanicien dans un garage ; un homme fort louche, nommé M. Eddy, accompagnés de ses deux gorilles, vient demander l'aide de Pete qui, apparemment, craint cet homme. Cette séquence doit évidemment être lue dans la tradition du film de gangsters (Scorcese, par exemple). Un malaise de suspense est créé pour donner à entendre que quelque chose va se passer. L'attente sera déçue : la voiture de M. Eddy avait effectivement un problème mécanique. Lorsqu'il lui demande de l'accompagner, le malaise se poursuit, malaise d'ailleurs partagé par Pete. La proposition était pourtant véritablement innocente, la crainte de Pete tout aussi impertinente que les airs mystérieux de M. Eddy. Nous constatons donc un premier décalage dans la déception d'une attente : il devrait se passer quelque chose, et pourtant rien ne se passe. Ou du moins, ce qui se déroule est totalement étranger aux attentes et à la situation de départ. Car s'il n'y a pas de violence exercée sur Pete Dayton, qu'une atmosphère musical de menace laisse entendre, cette violence va trouver à exploser absurdement sur un personnage totalement étranger à l'action principale. Cette violence et ce suspense n'épaississent absolument pas les ficelles du récit principal, mais déclenche une série d'actions secondaires. Il y a donc un double décalage, le premier se situe dans le lien sensori-moteur : une cause apparente n'entraîne pas d'effets ; et un effet sera totalement en décalage par rapport à sa cause. Quelle est cette cause ? Alors qu'au cours de cette même séquence, Pete et M. Eddy se baladent en voiture, un chauffard surgit à toute vitesse, presque de nulle part, comme la manifestation d'une menace. On s'attend à ce que Pete se voit embarquer dans une course-poursuite dont la cible serait M. Eddy. M. Eddy laisse passer le chauffard, puis se met à le poursuivre pour, finalement, l'immobiliser sur une aire de stationnement. Ici, nous allons assister à une véritable leçon de morale (M. Eddy fait promettre au chauffard de relire son code de la route après lui avoir expliqué les conséquences de sa conduite) donnée de manière immorale... à coups de crosse de revolver. D'autant plus immorale qu'après la promesse du chauffard de mieux se comporter sur la route à l'avenir, M. Eddy met un terme à la discussion en l'assenant d'un dernier coup de crosse. Cette séquence semble préfigurer, comme une image fractale, la structure globale du film : c'est par une série de détours qui déçoivent une série d'attentes que l'on en arrive à ce que l'on voulait arriver...

La première séquence de Wild at Heart (Sailor & Lula) éclaire également ce décalage entre la cause et son effet totalement imprévu par son exagération. Ici, la scène révèle un absurde non pas burlesque, comme c'était le cas dans l'exemple précédent, mais un absurde plus dramatique que tragique. L'absurde entre dans un schéma deleuzien de tupe A - S - A' (Action - Situation - Action conséquente), et non A - S - A'' comme, selon le philosophe, ce serait le cas dans tout film burlesque traditionnel. Mais dans Wild at Heart, A' ne déçoit pas l'attente... au contraire, l'action l'exacerbe dans son impitoyable logique historique. Sailor ne se contentera pas seulement de désarmer Bob Ray, mais explosera d'une telle fureur qu'il massacrera, de ses seules mains, l'agresseur pourtant rendu rapidement impuissant. Bien qu'éclairé sur certaines thématiques lynchéennes, Chion n'aura pas aperçu la logique de l'incrustation de cette violence, jugée raisonnablement gratuite sous le point de vue de l'histoire mais payant dans la thématique narrative du décalage.

Analysons maintenant la séquence finale du même film, que marquent deux décalages, l'un purement filmique (et qui doit être mis en rapport avec le romantisme de l'auteur) et l'autre plutôt extra-filmique (la touche surréaliste de l'oeuvre). Ce dernier cas permet de mettre en avant l'attitude sinon burlesque au moins absurde du réalisateur. Au cours de l'interview mené par Chris Rodley, celui-ci parle des divergences substantielles entre le roman de Gifford et le film qui en est issu, et pointe tout particulièrement la happy end du long métrage par opposition au ton triste sur lequel s'achève le roman. Lorsque Rodley lui demande une explication, Lynch répond, selon une logique qui tient du surréalisme, que faire apparaître une bonne fée est de loin plus vraisemblable que la séparation du couple [1]. Paradoxe si l'on ne tient pas compte de la croyance surréaliste dans le mystère au sein même de la réalité. Ceci donne à penser que l'absurde lynchéen peut se résorber en une acceptation kierkegaardienne du paradoxe. [2] Le discours de Lynch, par ailleurs, peut-être envisagé sous le point de vue de l'ironie, qui consiste à dire tout le contraire de ce que l'on veut dire : "L'ironie, c'est l'imprévu et le paradoxe" [3]

Le second point, dont je parlais plus haut, tient au romantisme de Lynch, relevé par Michel Chion. La happy end est peut-être happy, elle n'en est pas moins grotesque. David Lynch lie, de manière ironique et romantique, le grotesque et le sublime de l'Amour. Si l'on en croit l'auteur lui-même, David Lynch ne se moque nullement de l'amour de Sailor et Lula et éprouve pour eux une authentique sympathie. C'est l'histoire de deux êtres géniaux qui vivent leur "amour dans l'enfer". [4]. Il ne s'agit donc pas de parodier les films sentimentaux, du type Bodyguard, mais de mêler romantiquement deux antithèses dans un Tout : il est touchant d'entendre Sailor faire sa demande en mariage à Lula sur un air de Presley.... mais un décalage absurde, à nouveau, est créé, d'abord par la vraisemblable invraisemblance de Lynch, et par la fusion discursive d'un chant in avec une musique qui, logiquement, est extra-diégétique.

Un autre décalage précède le dernier cité. Lorsque Sailor décide de quitter Lula, les protagonistes sont dans leur voiture, dans une rue complètement désertée, vide. Quand, par contre, Sailor revient sur sa décision, quelques minutes plus tard, Lula sera prise dans un embouteillage... ce qui permettra à Sailor d'arriver à temps pour faire sa demande en mariage. [5] Nous sommes en pleine situation absurde : en un espace de temps fort bref, les rues se remplissent, reprennent vie, nous sommes passés du vide au plein, de la raréfaction dans les plans à la saturation. Nous avons changé de monde - mais en même temps, Lynch reprend une tradition du film sentimental en la retournant complètement. En effet, dans la majorité des films sentimentaux, c'est le poursuivant qui est pris dans un embouteillage de manière à faire durer le suspense - c'est l'embouteillage qui risque de faire échouer la rencontre définitive et heureuse. Ici, par contre, Lynch renverse le monde sentimental en faisant de l'embouteillage le moyen pour le poursuivvant d'arriver à temps. Un traffic fluide aurait eu des conséquences dramatiques pour Sailor et Lula, alors qu'il faciliterait la réalisation de l'Amour dans un film mettant en tête d'affiche le nom de Meg Ryan, Julia Roberts ou Mélanie Griffith.

Le grotesque rejoint l'absurde dans la série Twin Peaks et tout particulièrement dans l'épisode 2 où l'agent Dale Cooper (Kyle Mc Lahan) fait un rêve qui lui donne la clef de l'énigme de la série. Qui a tué Laura Palmer ? C'est la victime elle-même qui révélera la vérité à Cooper, dans le monde onirique. Cooper se réveille, se saisit du téléphone et appelle le shérif pour lui dire qu'il est à même de désigner le criminel. Mais il refuse de dire par téléphone le nom de l'assassin, préférant faire patienter le shérif. Le lendemain, Dale Cooper rencontre le shérif et semble avoir oublié la conversation qu'il a eue hier avec lui. Lorsque le shérif lui demande qui a tué Laura Palmer, Cooper répond flegmatiquement qu'il a oublié. Le grotesque de la situation ici est apporté par la dénormalisation d'un effet poussé jusqu'à l'absurde de la normalité. Que l'on oublie un rêve n'est pas un phénomène rare... mais que l'on oublie un tel rêve est par contre fort étrange ! Ce n'est pas le type de rêve qui doit laisser une trace éphémère dans la mémoire. Le décalage est donné par l'application d'une norme naturelle sur un phénomène surnaturel. Lynch banalise ce qui est essentiellement spécial. J'évoquais plus haut Chateaubriand : le surnaturel est un accident qui heurte le naturel. La bonne oeuvre chrétienne, selon l'écrivain, est celle qui ne fait pas du merveilleux l'essence du déroulement narratif. Ici, l'accident est le naturel, une donnée accidentellement injectée dans une rêverie particulière qui échappe naturellement au naturel. Lynch prend le contre-pied de la tradition, en faisant de la norme l'exception qui heurte le paranormal.

Kierkegaard montre dans Les Miettes Philosophiques qu'on ne peut donner un discours raisonné portant sur Dieu sans tomber dans l'absurde. Le raisonnement sur Dieu verse inévitablement dans les apories. L'absurde n'est absurde que pour celui qui refuse de croire en l'invraisemblable ; avec Lyncj, seule la norme est absurde... et pour cause : Lynch, avec Twin Peaks - tant la série que le film - pousse la logique du merveilleux jusqu'au bout. C'est un lieu commun de dire que la norme est toujours relative à un système particulier de valeurs. C'est parce que Twin Peaks est un univers essentiellement merveilleux que les normes dans ce petit village s'opposent point par point aux normes du monde rationnel. Ains personne à Twin Peaks ne s'étonnera d'apprendre que les bûches de bois ont des conversations privilégiées avec certaines personnes de cet univers.

Je pourrais évidemment citer un grand nombre d'autres exemples de ces décalages absurdes... mais, je préfère ici m'en tenir à quelques séquences, dans la mesure où je poursuis des réflexions très générales sur l'absurde lynchée. Lynch ne rejoint pas réellement Ionesco par son cinéma de l'absurde. Il me semble bien plus proche de Nietzsche dans la mesure où il propos une méthode perspectiviste pour l'analyse de son oeuvre : il n'y a pas une vérité, mais plusieurs points de vue sur le monde et la vie. L'homme véridique cherche dans ce qu'il nomme vérité un moyen de discréditer le monde, en le jugeant selon une table des valeurs qui fait de la vie une apparence de vie par opposition à une vie qu'il juge supérieure (un monde où tous les noms se déclinent avec une majuscule). Lynch découvre non pas un monde absurde mais un monde opaque, chargé de sens... s'il fait de l'absurde, ce n'est pas, comme Ionesco, pour en désespérer mais - jusqu'à un certain point du moins - pour l'exalter dans ses équivocités.










[1] Chris Rodley, op. cit. pp. 151-152
[2] Quoi que Kierkegaard fonde le paradoxe sur l'invraisemblable. Il s'agit pour lui d'avoir la foi malgré ou grâce au paradoxe (en vertu même du paradoxe), refuser l'intelligence des choses pour accepter celle-là. Selon Kierkegaard, on dénonce inévitablement l'absurde en essayant de fonder le paradoxe en raison. (Cf. Les Miettes Philosophiques) Notons également la tournure païenne de l'au-delà lynchéen. Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme (GF, Tome I) insistait sur le merveilleux qui apparaissait de manière occasionnelle, accidentelle dans les oeuvres chrétiennes par opposition au merveilleux essentiel des ouvrages profanes. Twin Peaks (et tout particulièrement la série) rend bien compte de cette opposition relevée par le père du romantisme. Néanmoins, le décalage et l'absurde qui en résulte, dans les autres films de Lynch, sont souvent engendrés par le caractère discursivement accidentel du merveilleux mais essentiellement posé dans l'appréhension du monde. Ainsi Lynch, aussi bien au travers de son oeuvre cinématographique que picturale, soutient-il la présence de deux univers différents au sein même de la réalité ; ou plutôt, de manière surréaliste, entend la réalité comme moyen d'accéder à une surréalité (Lynch ne le dit pas explicitement, mais il s'agit toujours bien chez lui de découvrir l'envers du décor, ou d'accéder à un autre monde - grâce au rêve, par exemple, dans Twin Peaks). En fin de compte, Lynch ne nous parle jamais que du même problème : celui de l'Unité - dialectique - recherchée ou refusée.
[3] Vladimir Jankélévitch, L'Ironie, op. cit. p. 77
[4] Chris Rodley, op. cit. p. 148
[5] J'aimerais d'ailleurs me référer à nouveau à Gilles Deleuze qui, dans Cinéma 2. L'Image-Temps (pp. 126-128) évoque l'image-cristal comme image d'un monde où l'on tourne en rond, duquel il faut sortir pour envisager l'avenir. Ce monde-cristal est celui où évoluent la plupart des personnages de Lynch : Sailor et Lula seront les premiers protagonistes lynchéens à s'échapper de ce monde-cristal. La référence à Visconti, via Deleuze, s'impose donc : le monde-cristal cristalise les situations dans les films de Visconti parce qu'il y a toujours un trop-tard qui empêche la liberté de réponses. Sailor et Lula sortent du monde-cristal parce que Sailor arrivera à temps.

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# Posté le mardi 13 novembre 2007 13:38

Modifié le vendredi 16 novembre 2007 12:23

je suis trop sympa

et fanfare comme dirait ma freddou d'amour

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# Posté le lundi 12 novembre 2007 13:18

L'absurde rapporté à l'oeuvre de David Lynch (généralités) (1/2)

L'absurde rapporté à l'oeuvre de David Lynch (généralités) (1/2)

Je me propose ici de replacer l'oeuvre de David Lynch dans une certaine tradition, théâtrale ou littéraire, de l'absurde pour en dégager, en deçà de modifications personnelles, quelques caractéristiques générales de narration. Je tenterai ainsi de répondre, simultanément, à ces deux questions complémentaires du comment et pourquoi. Plus tard, je m'attacherai à un point plus particulier de l'absurde dans son rapport à ce qu'on appelle généralement la crise du langage. Nous verrons alors ensemble comment Lynch s'en prend au langage en le livrant à la critique pour en dénoncer l'absurdité. Plus tard, encore, nous parlerons d'une autre particularité de l'absurde, en rapport avec un scandale, qui est celui de la mort. Nous analyserons ce point en mettant toute l'attention sur Lost Highway.

Il y a dans l'absurde un abîme entre deux univers (par exemple, celui des Mots et celui des Choses); prendre conscience de ce décalage, c'est déjà faire l'expérience de l'Absurde. S'en étonner, c'est déjà presque le résorber. Dans [i[Le Solitaire, Eugène Ionesco raconte l'histoire, d'abord enrichissante puis terrifiante de l'étonnement qui se manifeste lors d'un arrêt de la conscience sur les choses du monde. Ainsi, par un double mouvement allant, d'une part, du mot à la chose, d'autre part, de la chose à sa perception, Ionesco en vient-il à l'effacement de la moindre trace de signifiance, à la destruction du signifiant et du signifié. Ce n'est plus seulement le mot "armoire" par exemple qui se révèle vide de sens, c'est l'objet lui-même qui perd ses attributs. Le héros du roman fait l'expérience immédiate, directe, sensible de la chose sans plus pouvoir la conceptualiser ou subsumer sous les catégories de l'entendement. [1] Cet étonnement, dont Schopenhauer faisait le point de départ de toute philosophie et qui est celui de l'enfant, est actualisé à plusieurs niveaux dans l'oeuvre lynchéenne. Chez Lynch, c'est le spectateur qui s'étonne, et qui s'étonne même des étonnements des protagonistes. Lynch s'oppose à ce type de cinéma classique dont les seules surprises viennent des effets de rebondissement. [2] Chaque film de Lynch étonne, jette le spectateur dans un univers diégétique opaque, non encore théorisé. Pour Lynch, il n'y a pas un sens du film, mais un monde filmique avec pluralité de sens que l'auteur lui-même ne tente pas de déchiffrer. [3]

Il est important ici de distinguer scolairement deux genres de discours de l'absurde. Le discours sur l'absurde, que tenaient Sartre et Camus, par exemple; et le discours par l'absurde proprement dit. Dans le premier cas, la réflexion est guidée : un discours vient soutenir le propos absurde, mais ce discours n'est pas formellement absurde, il lui est extérieur. Il y a donc un rapport objectif avec ce dont on traite, un point de vue théorique qui sous-tend et guide l'ensemble. Le thâtre de l'absurde (Ionesco, Beckett, mais pas toujours) part de cette seule idée fondamentale qu le monde est absurde. Sur cette base, ou ce constat objectif, est une jetée une histoire chaotique dont on ne distingue pas toujours l'effet de la cause : le récit est comme une histoire non-discursive, un message sans code, la frappe directe de la réalité sur la pellicule cinématographique ou sur la page d'une oeuvre littéraire. Un peu comme la technique surréaliste d'écriture automatique : on laisse le monde s'imprimer sans lui appliquer la moindre grille de lecture, sans même lui donner forme. On ne voit pas l'absurde de l'extérieur, mais au contraire de l'intérieur, subjectivement et confusément. On y plonge comme Fabrice, par exemple, plonge dans la bataille de Waterloo, sans comprendre celle-ci, dans l'indétermination de l'immanence (Stendhal, La chartreuse de Parme).

Evidemment, dans l'absurde, tout se déroule dans un comme s' il n'y avait pas de sujet constituant, ou plutôt comme si la médiation avait été supprimée, là où elle n'a été qu'élidée, comme si la décision cinématographique ou littéraire (la décision entendue comme un appel de la volonté, immédiate peut-être, mais sûrement pas pure) n'avait pas été prise. Je ne suis pas sans savoir que le plus absurde des films de Lynch, Eraserhead, n'a pas pu se passer de scénario. Et même si, comme l'auteur semble le dire à de nombreuses reprises, l'inspiration (le non-réfléchi, le surgissement immédiat) est à la base de tous ses scripts [4], l'arbitraire de la médiation, le recours au langage reste nécessaire. [5]

Ce point éclairci, j'accepte de me lancer dans le comme si de l'absurde absolu. On pourrait ainsi classer les oeuvres absurdes selon deux catégories : l'absurde absolu, ou tendance atomique ; l'absurde relatif, ou tendance archéologique. Eraserhead, sous ce point de vue, appartient à la première tendance : tout y est désordonné, il n'y a pas de construction préalable du discours. Lynch ajoute des scènes, ses sons, en retranche, ceci après coup selon sa sensibilité. Il n'y a pas véritablement de rapports de causes à effets ou même d'effets à causes (comme cela sera le cas dans Twin Peaks - Fire Walk With Me). Les actions se déroulent dans l'obscurité, la plupart du temps, dans un monde opaque, où la significiance n'existe pas. Effectivement, nous sommes comme plongés dans la nuit de l'immédiat : nous pouvons à peine distinguer le jour de la nuit, la lumière des ténèbres, le Bien du Mal (qu'est-ce que la Femme du Radiateur ? Malgré son air angélique, elle écrase des cordons organiques avec un sadisme jouissif), l'intérieur de l'extérieur. [5] Hegel disait de la pensée de l'entendement qu'elle posait des limites, séparait les choses pour les nommer. Ici, nous sommes plutôt dans un monde à la Schelling, sans détermination, dans une pensée du pré-entendement. Je disais plus haut que le théâtre de l'absurde se voulait théâtre de l'impact de la réalité sur l'oeuvre : ainsi pourrions-nous dire qu'avec Ionesco nous avons affaire à un art de la présentation, du hic et nunc plutôt qu'à un théâtre en représentation. Nous faisons l'expérience immédiate suscitée par une condition spectatorielle précise : nous sommes nous-mêmes jetés dans le film, ne pouvons prendre de distance par rapport ) lui. Il s'agit de faire l'expérience authentique de l'absurde : ne pas saisir le monde, être en-deçà des significations. Pour reprendre la terminologie de Deleuze et Guattari, Eraserhead est, en tant que pellicule, comme un plan de consistance, un corps sans organes, une matière non formée, non organisée, non stratifiée, sur lequel courent des intensités pures. [7] La thèse de Bazin sur le néoréalisme, qui selon Deleuze requiert un dépassement du fait de son incomplétude, peut ici être reprise : "Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néoréalisme visait un réel à déchiffrer, toujours ambigu". [8] Lynch exacerbe cette tendance.

Lost Highway participe également de cette tendance atomique, mais de manière plus ambiguë. Nous avons deux histoires dont une au moins est compréhensible, ou, tout simplement, ne suscite pas trop d'étonnement : celle vécue par Pete Dayton (Balthazar Getty). Par contre, le lien qui unit les deux histoires n'est nullement évident. Si les films, allant d'Elephant Man à Twin Peaks sont facilement racontables, et ne requièrent pas, par-delà certains détails étranges, d'explications subtiles, Eraserhead et Lost Highway appellent automatiquement des discours philosophiques ou scientifiques pour être mis au clair. Dans le cas de Eraserhead, la pluralité des points de vue ne va pas sans une pluralité de sens narratifs ; avec Lost Highway, par contre, il semble que seule la pluralité des points de vue analytiques permet d'envisager l'oeuvre de manière originale : on s'y arrêtera pour la mettre en rapport avec la peinture de Bacon ; on y étudiera les signes ; ou plus platement (et c'est ce que je me propose de faire), on cherchera à savoir ce que raconte le film et comment s'élabore le discours.

Le monde se donne ici dans sa plénitude, dans une non-évidence. Il ne suffit pas d'enlever quelques détails (comme dans Wild At Heart) pour dégager une construction discursive logique. Ces films sont atomiques en ce sens qu'ils forment une unité indivisible, ou plutôt de laquelle on ne peut rien retrancher, sous peine de la réduire à rien. L'attitude du spectateur et de l'auteur y seront en quelque sorte empiriques : le décalage entre moi et le monde qui m'abasourdit, m'étonne, est donné dans sa non-évidence plénière, dans son obscure immédiateté. Je me sens encore étranger à ce monde, en décalage par rapport à ses mystères. Ce monde est chargé de sens : je n'ai pas encore acquis l'habitude de lier une cause et un effet. J'y évolue à l'aveuglette, empiriquement.

Nous pourrions maintenant opposer à cette tendance empirique, atomique, absolue de l'absurde, l'absurde relatif, archéologique de Blue Velvet, Twin Peaks et Wild at Heart. Le décalage apparaît ici théorique. C'est-à-dire que les rapports de causes à effets sont ou bien renversés (l'effet précède la cause) ou bien totalement arbitraires (une cause suscite un effet non attendu). Les liens qui unissent les choses ne sont pas inexistants. Une analogie tirée d'une mathématique fort basique pourrait éclairer cette distinction : dans le premier cas, l'absurde viendrait d'un lien entre unités de différentes natures dont pourrait résulter une solution qui ne soit pas la simple répétition des termes (par exemple : trois pommes plus trois ne peut donner de solution) ; dans le second cas, on peut imaginer qu'on lie des entités de même nature mais de manière absurde (par exemple, diviser l'infini par lui-même et conclure 1). Nous avons souvent de cas de ce genre dans le corpus cinématographique de Lynch. Lost Highway, dont j'ai noté l'ambiguïté plus haut (ambiguïté identique dans "Mulholland Drive" et "Inland Empire"), renferme une scène très étonnante, que l'on pourra juger humoristiquement gratuite ou très explicite quant au point de vue que l'on adopte. Cette scène est remarquable par le décalage qu'elle fait naître entre l'attente du spectateur et ce qui est effectivement actualisé. Le traitement de la séquence est à ce titre burlesque en ce que, pour reprendre la terminologie de Deleuze, elle crée une distance entre deux situations motivées par une actions ambiguë. [9] Je vais tenter de décrire cette séquence... (à suivre)



[1] Eugène Ionesco, Le Solitaire, Paris, Folio, 1976, pp. 119-122
[2] Chris Rodley, David Lynch, Paris, Cahiers du Cinéma, 1998, p. 173
[3] Ibid. pp. 46-48
[4] Ibid. pp. 169 et suivantes
[5] Eugène Ionesco, dans son Journal en Miettes, fait remarquer que tout discours est guidé ; il ne nie pas que lui-même guide son théâtre : il analyse par exemple La Cantatrice Chauve comme pièce qui décrirait une situation où tout conflit sera inexistant, où le langage serait sans ambiguïté, une situation qui est celle d'un monde parfait dont Nietzsche, dans La Volonté de Puissance, analysait les effets pervers, attaquant par la même occasion les utopies du socialisme. Un monde parfaitement ordonné est impossible ; et même s'il était possible, la vie n'y serait pas possible car excempte de surprise, sans devenir, sans goût. Ionesco s'en prend également et surtout à Bertolt Brecht qui prétendait ne pas être un guide pour le spectateur, celui-ci se prenant en main. Théoricien et practicien marxiste, Brecht reste évidemment un meneur... Le théâtre absurde n'échappe pas non plus à cette règle : c'est pourquoi je me permets d'insister sur le comme si du monde sans médiation. L'art reste un médium.
[6] Chris Rodley, op. cit. p. 44
[7] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.
[8] Gilles Deleuze, paraphrasant André Bazin, dans Cinéma II. L'Image-Temps, Paris, Minuit, 1985, p. 7
[9] Gilles Deleuze, "L'image-action : la petite forme", in Cinéma I. L'Image-Mouvement, Paris, Minuit, 1983, pp. 231-242.


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# Posté le samedi 10 novembre 2007 16:41

Modifié le mardi 13 novembre 2007 13:39

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